SALVAD LAS BALLENAS

Ma première comparution immédiate devant un magistrat à l’issue d’une garde à vue, c’était il y a pile quarante ans en mai 1980. Notre mission d’investigation pour préparer la campagne du Rainbow Warrior contre la chasse à la baleine en Espagne n’avait pas été facile. J’accompagnais Remi Parmentier, fondateur du bureau de Greenpeace France. Nous avions tous les deux 23 ans, la vie devant nous et l’envie d’en découdre pour l’environnement…

Extrait de mon Livre Rainbow Warrior mon amour, trente ans de photos aux côtés de Greenpeace (Glénat 2011)

Plongée dans les usines baleinières espagnoles

… / Le lendemain, direction Cangas, de l’autre côté de la baie. C’est là que se cache la deuxième usine baleinière du pays, derrière une conserverie à poissons. C’est l’heure de la sieste. Personne, on entre. Devant nous, un vaste hangar recouvre la rampe utilisée pour hisser les baleines avant leur dépeçage. Au fond, dans des bacs à roulettes, on reconnaît des gros blocs de lard de rorqual aux stries caractéristiques. Sur une palette, sont entassées des têtes de harpons… Bingo, ce sont des harpons froids, c’est-à-dire non explosifs. Avantage pour l’équipage : c’est moins dangereux ; avantage pour le patron : ça coûte moins cher et ça ne gaspille pas de viande ; désavantage pour la baleine : ça lui promet une très lente agonie. Condamnée par la Commission baleinière internationale, cette technique de chasse particulièrement cruelle sera interdite dès 1981 pour les grands cétacés. 

Rémi se baisse et ramasse une tête de harpon, elle est encore couverte de sang… Donc ils s’en servent. Je prends mon appareil et je déclenche des rafales de clichés. Nous sommes interrompus par le bruit d’une voiture qui s’arrête juste devant la sortie du hangar. Comme au cinéma, trois costauds en sortent… On reste calme, on pense très fort aux baleines… La tension monte, les questions commencent. Nous tentons de biaiser, expliquant avec nos quelques mots d’espagnol que nous avons demandé la veille à leur patron l’autorisation de visiter l’usine. Comme nous devons rentrer en France le soir même, nous avons pensé qu’une visite ne poserait pas de problème… Explication faiblarde, j’en conviens. Mais, dans ces cas-là, on fait avec ce que l’on trouve. 

Une deuxième voiture arrive et se gare également devant la sortie, qui est maintenant bel et bien barrée. Nous reconnaissons aussitôt Juan Masso (le PDG de la société IBSA) lui-même, accompagné d’un Japonais ! Là, devant nous, au fin fond de la Galice, dans une usine baleinière espagnole : un Japonais, preuve vivante de ce commerce pervers. Des entrepreneurs sont donc prêts à vider nos océans pour leur profit exclusif en alimentant un marché mafieux qui débouche de l’autre côté de la planète… 

Rémi se lance dans un grand débat avec Masso. En anglais, personne ne peut l’arrêter… Sauf que ça énerve encore plus les gros bras qui ne comprennent rien à cette langue, et l’un d’eux décide de m’arracher mes appareils photos. Je résiste en couvrant mon matos de mes bras. Il me frappe à la tête et me secoue comme un prunier pour me faire lâcher prise… Ça commence à sentir le roussi! Encore un bruit de voiture… J’ai rarement été aussi content de voir arriver la police ! 

Allez ouste, tout le monde au poste ! Et huit heures de garde à vue… Évidemment, nous sommes les premiers amis des baleines sur lesquels la police judiciaire met le grappin depuis le plasticage des deux bateaux baleiniers à Marin. Ils passent nos affaires et nos carnets d’adresses au peigne fin. Nous ressortons du commissariat avec nos seuls vêtements sur le dos, et une convocation en comparution immédiate au tribunal pour le lendemain matin. 

Audience intéressante : 

Monsieur Gleizes, reconnaissez-vous être entré dans une propriété privée ? 

Oui, Monsieur le Juge, mais je n’ai vu aucun panneau me l’interdisant et le portail était grand ouvert. 

Et vous, monsieur Parmentier ?
Je vais vous expliquer, Monsieur le Juge…
Et là, Rémi, qui n’est jamais aussi bon que dans l’adversité, embraye sur le dossier baleine dans sa globalité mondiale. Il en est encore au début de l’introduction de l’historique quand le juge l’interrompt. 

Ça ira comme ça, merci. 

Un peu frustrant pour Rémi, mais moi, je suis content d’aller prendre l’air… 

Le consul de France nous apporte le verdict dans le couloir : six cents francs d’amende et la saisie de mes films. On paie, on récupère nos affaires et on file vite, trop contents de ne laisser que deux bobines sans importance derrière nous : la veille, un petit stratagème nous a permis de mettre à l’abri la bobine « harpon froid »… 

En roulant vers la gare, j’observe Rémi du coin de l’œil et vois qu’il est déjà passé à la vitesse supérieure. Il a toujours une lon- gueur d’avance, et pense à la prise de judo qu’il va faire à Juan Masso avec cette histoire de tribunal. 

Nous rentrons à Paris très remontés.

——-

Note 2020. Deux ans plus tard, l’état espagnol changeait de camp à la réunion annuelle de la Commission Baleinière International et votait en faveur de l’interdiction de la chasse. Pour la première fois, un moratoire mondiale de protection pour les grands cétacés était ainsi adopté avec… une seule voie de majorité : celle de l’Espagne !